
Sommes-nous voués à l’extrême ?
Partie 1 : C’est quoi, déjà, l’extrême ?
Paris, 6h59, mercredi 9 novembre 2016.
Ça fait 19 minutes que mon réveil “imitation lumière du jour” perce progressivement l’obscurité de ma chambre, et me prépare au moment fatidique où il faudra m’arracher du lit.
7h00.
La lumière atteint son zénith et les infos du matin lancent la bande son.
Douche froide, avant même d’être sorti de sous la couette : “Donald Trump a remporté l’élection présidentielle américaine”.
Fébrile, sonné, incrédule.
Comme des millions d’autres personnes je m’étais couché la veille en me disant “mais bien sûr que ça sera Hillary”.
Eh bien non.
Des mois à suivre la campagne par la fenêtre bien particulière des late night shows américains (1), à survoler le rassurisme de la presse qui vendait Trump comme une impossibilité, à me dire que la rhétorique incendiaire et les mensonges tellement gros qu’on en viendrait à douter du fait que la Terre est ronde, ça fait du bon divertissement, mais rien de plus.
La politique, c’est sérieux.
Non pas que j’y fus fortement acculturé à l’époque, ma seule conviction étant alors que les choses finissent toujours par s’arranger. Comme en 2002, Jean-Marie Le Pen contre Jacques Chirac : un pic d’adrénaline d’un ou deux jours, deux semaines de front républicain dans les rues, pour atterrir sur un score de 82.21% pour Chirac. Dénouement catégorique, et tout le monde s’en retourne à sa vie normale.
Mais les signaux faibles ne sont jamais tus, et si on accélère de 14 ans, on arrive au Brexit. Moi qui ai grandi dans une culture anglo-saxonne et qui venais de passer deux ans entre Dublin et Londres entouré de collègues anglais, j’ai bien senti qu’elles et ils étaient fébriles, sonnés, incrédules… Alors même que dans un coin de ma tête je me protégeais avec une analyse “perfide Albion” : “ça n’a jamais été des européens de cœur, ils ne sont même pas dans l’euro, le Général le savait bien… donc c’est pas si surprenant et c’est surtout eux qui perdent au change, non ?”
Mais là, quelques mois plus tard, les US.
Pour moi, la politique américaine, c’était Obama : la nonchalance compétente, la place laissée à la raison, le progressisme puissant et cool. OK, c’était aussi le Tea Party, un atlantisme un peu agressif et une histoire compliquée avec la justice sociale, mais à mes yeux les deux mandats Obama, c’était the real deal, auxquels ne pourrait sûrement succéder qu’un(e) candidat(e) éclairé(e).
La claque.
Comme dans le monde de la Transition (celui des écolos), où chacun a gravé dans la mémoire le moment qui lui a fait se dire “oh merde, ça va si mal que ça ?”. Une lecture, une conférence, une vidéo, une expérience de vie, un déménagement, une naissance… qui font éclater au grand jour qu’on sait depuis longtemps que les choses vont mal et qu’elles s’empirent, que ce n’est pas pour autant qu’on y fait collectivement quelque chose et que jusqu’alors, on vivait dans une insouciance confortable et béate.
Moi, mon premier “oh merde” était politique, et c’était le 9 novembre 2016 à 7h précises.
Il m’a immergé dans des livres et des documentaires, m’a fait intégrer le constat rageant qu’il n’y aurait probablement pas eu de Trump sans Obama, m’a fait tenter de décoder la Politique, l’Histoire et la curieuse fratrie d’ “-ismes” qu’elles ont enfanté toutes les deux. Le tout dans un monde qui n’a cessé d’accélérer, car…
2017 : à peine le temps de lire mes premiers bouquins qu’arrive une nouvelle présidentielle en France, avec un résultat, 66.10% / 33.90%, qui semble encore net. Et puis cette promesse que la société civile allait enfin reconquérir le champ politique et tout réinventer. J’ai envie d’y croire.
2020 : je rejoins un groupe qui imagine la Convention des Entreprises pour le Climat (CEC), inspirée par la Convention Citoyenne du même nom. Peut-être mu par un besoin de me prendre en main, je prends la casquette “politique” du projet. Petit à petit, je rencontre de plus en plus de parlementaires, d’équipes ministérielles, d’institutionnels, j’ai l’impression de mieux comprendre comment fonctionnent les choses, mais en même temps, des petites phrases me sont vissées dans le cerveau : “écoute Yannick, il faut bien que tu comprennes que mon job dépend de l’opinion publique, et que l’opinion publique change tous les six mois…”
Mai 2022, nouvelle présidentielle : 58.55% / 41.45%. Ça se resserre bigrement. OK, on a eu de magnifiques percées citoyennes, mais on dirait que dans l’opinion publique ce sont les questions identitaires qui percent encore plus fort…
Juin 2022 : 89 sièges pour le Rassemblement National aux législatives, contre 8 dans la précédente législature. Gloups.
2024.
Les européennes du 9 juin, du 30 juin, la dissolution, l’interminable semaine qui nous a traînés jusqu’au 7 juillet. Jonchée de débats sur “les extrêmes”, le “renvoi dos à dos”, le calcul, le cynisme, le racisme, l’antisémitisme, le danger. Une semaine inondée de peurs, de colères, de tensions et parfois d’accusations internes au sein même des associations et mouvements engagés dans la Transition, dans le Social.
Et puis, entre le moment où j’ai commencé à écrire cet article et le moment où j’ai décidé de le publier : le 6 novembre. La réélection de Trump, propre, sans bavure, remportant le collège électoral ET le vote populaire (ET le Sénat ET le Congrès).
Ce coup-ci, à 5h du matin je ne dormais déjà plus. À 6h11 j’allumais mon téléphone pour constater que c’était mal barré. L’après-midi j’intervenais devant des industriels en transition pour leur parler d’influence politique, en me sentant moi-même déboussolé.
Le soir, assis chez moi à regarder dans le vide, le cerveau inondé : le pouvoir est concentré, l’opinion publique se tend, les discours identitaires se décomplexent, la science est suspecte, la vérité un poids, la nuance et la compromission se confondent dans les duels d’idées… Est-ce que les États-Unis ne sont pas juste en avance sur nous ? Est-ce qu’il n’y a pas une inertie irrésistible qui nous condamne à la même trajectoire ?
Le cerveau reptilien a envie de répondre “oui, évidemment” et de se recroqueviller. Mais le cerveau humain qui n’accepte ni les réponses simples ni la fatalité veut aller plus loin. Définir, décrire, débattre, comprendre, éclairer, cheminer.
Je vous propose donc de faire tout ça avec moi, dans une exploration en quatre grandes parties.
Première partie (cet article) : commencer par clarifier le terme de la question posée, “sommes-nous voués à l’extrême ?”. L’été 2024 m’aura inspiré la conviction qu’il était risqué de continuer à débattre sans ça.
Deuxième partie (prochain article) : éclairer les mécanismes qui tirent l’opinion publique vers l’extrême pour mieux regarder des différentes réalités et tendances qui nous entourent.
Troisième partie : se concentrer sur le paysage français et caractériser les risques qui nous entourent dans un contexte de tension sociale et d’effondrement environnemental.
Quatrième partie : se donner des solutions. Je me force à en faire une partie entière, car j’ai lu trop de livres qui rangeaient ça en épilogue ou en annexe, sans se mouiller et avec des idées très consensuelles. On verra bien si j’arrive à faire mieux !
Maintenant, lançons-nous.
Le besoin d’un langage commun
Si je faisais un micro-trottoir à Paris pour demander à dix passants ce que veut dire “extrême” pour eux, pensez-vous que j’obtiendrais dix réponses similaires ?
Et si je comparais dix réponses du 16e arrondissement à dix autres du 18e ? Dix du 78 et dix du 93 ? De Lille et de Marseille ? De France et d’Allemagne ? D’Europe et de Chine ?
Il serait tout aussi réaliste de s’y attendre, que curieux de demander à une caissière Franprix d’origine malienne et à un banquier privé avec un nom à particule de définir “liberté”, “égalité” ou “fraternité” en s’étonnant de ne pas obtenir la même chose.
Quand on ne vient pas du même quartier, de la même culture, du même pays, de la même histoire, on ne conçoit pas les idées et les relations humaines de la même façon. C’est assez logique, et c’est l’essence même de la division de l’opinion publique.
Et si définir les termes de la discorde ne suffit pas à effacer les divisions, travailler à une définition commune, c’est éviter qu’en plus de ne pas penser la même chose que l’autre, on ne comprenne tout simplement pas ce qu’il ou elle pense. Car sans se comprendre, il est difficile, voir impossible, de laisser émerger des projets politiques (au sens premier de vie de la cité) qui rassemblent et nourrissent un destin commun.
En juillet 2024, par exemple, je me suis retrouvé avec des sommations de justification de mon utilisation publique de ce mot, “extrême”, au singulier et au pluriel. Dans un contexte tendu, à charge émotionnelle forte, il suffisait d’un mot sur lequel nous ne projetions pas la même chose pour mésinterpréter le fond de la pensée de l’autre et créer de la scission là où il y avait auparavant de l’union.
À mon sens, ce sont les discussions au sujet de nos discussions qui nous manquent, et qui nous manquent d’autant plus dans un contexte où l’opinion publique s’enferme dans un mouvement perpétuel, de bascule d’une indignation à l’autre, sans pause, sans respiration.
Alors je veux prendre ici une double respiration.
La première pour explorer les idées et comment elles deviennent extrêmes.
La seconde pour interroger la façon dont les idées font système et deviennent des mouvements politiques qui organisent (ou espèrent organiser) la vie de la cité, en penchant ou non vers l’extrême.
Qu’est-ce qu’une idée extrême ?
Permettez-moi de vous présenter Joe. C’était un political scientist américain, diplômé d’électronique avant de passer le barreau du Michigan en 1994. Il était profondément libertarien et promoteur des vertus des marchés dérégulés. Au service de ses convictions, il s’est retrouvé à travailler à la levée de fonds pour le think tank du Mackinac Center.

Un think tank, pour rappel, c’est une fabrique à idées, à l’intersection du politique, de l’économique, du médiatique et de l’académique (2).
Problème : ça n’est pas forcément évident pour tout le monde, et a fortiori pour de potentiels mécènes, à quoi ça sert vraiment, un think tank. Pour y remédier, Joe conçut dans une brochure un schéma qui illustrait le spectre de politiques publiques jugées acceptables par le grand public à un instant donné. Objectif : expliciter que c’est précisément le job des think tanks d’élargir ou rétrécir ce spectre, afin d’influencer la fabrique de la loi.
Et ainsi naquit… la Fenêtre d’Overton.
Concept qui a transcendé son créateur et lui a même survécu, puisque Joseph Overton est décédé dans un tragique accident d’ULM à l’âge de 43 ans.
Comme outil d’analyse des idées, le concept est puissant autant pour l’époque contemporaine que pour l’Histoire avec un grand “H”.
Jugeons-en par nous-mêmes avec l’une puis l’autre.
Une Fenêtre d’Overton contemporaine : le Vélo.
Piochons, si vous le voulez bien, dans le chapeau magique des sujets de société contemporains qui nous parlent à tous et qui mettent tout le monde d’accord. Roulement de tambour… : “les pistes cyclables à Paris” (3).
En 2021, il y avait 1094km de pistes cyclables à Paris, contre 200km en 2001. Et dans le plan vélo 2021–2026, on trouve un objectif de 180km supplémentaires. Environ x6.5 en 25 ans, pas mal.
Toute cette cyclisation de l’espace urbain, vous vous en doutez, n’a pas été l’opération du Saint-Esprit, mais le résultat de choix de politique publique, et donc d’investissement d’argent public, par la Mairie, financé par les impôts des parisiens.
Anne Hidalgo est maire de Paris depuis le 5 avril 2014 et c’est donc elle, son conseil municipal et son administration qui ont voté et porté les plans vélo 2015–2020 et 2021–2026.
Mais avant d’investir l’argent de leurs administrés, on imagine qu’ils auront voulu comprendre l’état de l’opinion publique sur le dossier. Car investir contre l’opinion public, c’est risquer de se rendre impopulaire. Et se rendre impopulaire, c’est risquer de perdre son mandat à la prochaine élection. Peu souhaitable, puisqu’une élue pas réélue, c’est une chômeuse.
Pour connaître la compatibilité de leurs idées avec l’opinion publique, ils ont peut-être sondé la population. Ce qui, dans sa plus simple expression, aurait pu ressembler à ceci :

Si on avait Y + Z > X, alors la politique publique avancée était acceptable. Mais l’analyse manque de nuance : un plan vélo en centaines de millions d’euros ne se construit pas sur base d’un oui / non, il détaille le nombre de kilomètres, la localisation des voies, la largeur des voies, les aménagements urbains qui seront construits, transformés ou sacrifiés pour laisser place aux vélos (au hasard, des voies sur berge et des places de parking), etc…
Et pour ne pas braquer tout un pan de la population, la mairie cherchera peut-être aussi à présenter et financer des mesures qui aideront à faire “passer la pilule” auprès des riverains qui ne font pas de vélo et se sentiront lésés, histoire qu’aux prochaines élections ils n’aillent pas trop voter ailleurs…
Donc pour concevoir des stratégies politiques qui atteindront le but affiché (“plus de pistes cyclables”) sans mettre en danger la majorité politique en place, une équipe municipale a besoin d’une représentation plus fine de l’état de l’opinion publique.
La Fenêtre d’Overton a donc besoin d’être complétée.
Et c’est précisément ce que fit Joshua Treviño, plume de l’administration Bush Jr, en complétant le travail d’Overton avec six “degrés d’acceptabilité” des idées de politiques publiques : Statu quo (4), Populaire, Raisonnable, Acceptable, Radical, Impensable.
Soit :

Appliquons cela aux idées de politiques publiques pour et contre la cyclisation parisienne en 2014. Exercice qui va me forcer à penser l’Impensable et me vaudra, ou pas, de rester sain d’esprit à vos yeux (5).

👉 Première hypothèse sur les idées extrêmes : elles se situent a priori quelque part entre le Radical et l’Impensable dans la Fenêtre d’Overton 👈
Cet exercice de pensée appelle selon moi deux éclairages.
Premièrement : à mesure qu’on passe les degrés d’acceptabilité, on se rend compte qu’il est in fine très difficile de se positionner sur un sujet sans se positionner relativement à d’autres. J’aime le vélo, surtout quand il y a moins de voitures. “J’adore la bagnole”, surtout quand il n’y a pas de cyclistes qui se faufilent partout. J’aime Paris et son offre culturelle, mais pas quand il y a trop de touristes… mais s’il n’y a pas assez de touristes, il n’y a pas non plus assez d’argent pour maintenir l’offre culturelle en bon état.
Une politique publique efficace est précédée d’études d’impact qui évaluent ses “effets rebond”, soit les personnes et usages qui seront affectés sans avoir été la cible initiale. Le risque étant sinon de se retrouver après son implémentation avec plus de problèmes qu’on n’en avait au départ.
Par exemple, si mes nouvelles pistes cyclables remplacent des voies pour automobilistes sans mesures de réduction de trafic automobile, je me retrouve avec plus de bouchons, de conducteurs énervés qui klaxonnent, de pollution auditive et atmosphérique concentrée dans des lieux de vie, de riverains en colère, de manifestations de chauffeurs de taxi, d’accidents, avec moins de voix aux prochaines élections, une prochaine équipe municipale qui fera machine arrière en dépensant encore plus d’argent public pour ne faire que maintenir, ou régresser au-delà du statu quo, etc…
Une politique publique mal conçue peut donc susciter des réactions que l’on pourrait caractériser comme extrêmes, parce que pensées dans une perspective de revanche plutôt que dans une perspective de progrès.
La densité urbaine de Paris faisant, pour que sa cyclisation soit source de progrès, il faut donc penser en même temps des mesures qui réduiront le trafic automobile. Mais encore faut-il que ces mesures emportent suffisamment l’adhésion.
Ce qui amène à se dire que…
Deuxièmement, n’analyser qu’une diversité d’opinions avec la Fenêtre d’Overton c’est passer à côté de l’essentiel : il faut aussi raisonner en termes de fréquence. En ajoutant une notion de distribution, on se retrouve avec quelque chose qui peut schématiquement ressembler à une Gaussienne :

Avec un présupposé que plus une opinion tend vers l’Impensable, plus la part de la population qui la porte est faible. Logique : si beaucoup de personnes pensent quelque chose, c’est que ça n’est pas impensable.
En se représentant ainsi l’opinion publique (6), l’analyste politique pourra y anticiper la part déjà convaincue par la proposition qu’il porte, la part qu’il réussira peut-être à convaincre, et celle qu’il ne convaincra jamais car ces gens-là partent de trop loin. Et sa proposition sera calibrée pour adresser les effets rebond d’une part suffisante du spectre des opinions pour constituer une majorité (absolue ou relative, en fonction du contexte).
👉 Deuxième hypothèse sur les idées extrêmes : si l’extrême est l’Impensable, voire le Radical, au sens d’Overton / Treviño, alors une idée majoritaire ne peut pas être extrême (7) 👈
Illustration par l’étymologie : le mot “extrême” vient du latin extremus, soit “le plus à l’extérieur”.
En 2001, l’idée même de fermer les voies sur berge parisiennes à la circulation automobile aurait très probablement valu un lynchage politico-médiatique à un Bertrand Delanoë à peine élu.
Alors lorsqu’Anne Hidalgo et son équipe ont proposé l’idée, ils se doutaient probablement qu’il y aurait une forte opposition, mais qu’en s’y prenant de la bonne façon, avec les bons arguments et une dose certaine de courage, “ça passerait”, et suffisamment de parisiennes et parisiens finiraient par en voir les côtés positifs, de sorte que la piétonnisation et cyclisation des quais de Seine deviennent le nouveau statu quo (8). Et de fait, en 2024, ça l’est (à peu près, je crois).
Cela signifie donc (et c’est assez intuitif) que la Gaussienne de l’opinion n’est pas figée : elle se déplace, et ce qui était impensable hier ne l’est plus aujourd’hui. Et parfois le statu quo d’hier est l’impensable d’aujourd’hui.
Prenons un exemple historique, évident aujourd’hui, complexe à l’époque.
Une Fenêtre d’Overton historique : l’Esclavage.

Abraham Lincoln, seizième président des États-Unis d’Amérique, est associé, à raison, à l’abolition de l’esclavage dans son pays, entérinée par l’adoption du 13ème amendement à la Constitution le 18 décembre 1865, sept mois après la fin de la Guerre de Sécession et huit mois après l’assassinat de Lincoln au Ford Theater de Washington, D.C.
Mais il est erroné de supposer qu’il a toujours considéré l’abolition de l’esclavage comme un non-négociable.
Contexte : à l’époque de son élection (1860), l’opinion était polarisée par une tension politique très forte entre États du Sud et du Nord. Au Sud, une économie peu industrialisée et portée par la culture du coton, construite sur la traite négrière depuis des décennies. Au Nord, une économie qui emboîtait le pas à l’industrialisation du Royaume-Uni et où se développait une opposition de plus en plus forte à l’esclavage (la mécanisation et son besoin réduit en labeur humain n’y étant pas pour rien).

Cette polarisation géographique avait également pris au cours des années 1850 des couleurs politiques partisanes, avec le parti Démocrate en grande majorité pour l’esclavage et le tout nouveau parti Républicain (9) en grande majorité contre.
À ce débat s’ajoutaient les séquelles de la guerre contre le Mexique (1846–1848), consécutive à l’annexion du Texas en 1845. Trop coûteuse en vies humaines et en finances publiques, sa mémoire paralysait une partie de la classe politique et lui rendait Impensable un conflit armé en réponse aux menaces grandissantes de sécession des États du Sud.
1860 était donc une année électorale compliquée.
Survenue à la surprise générale, la victoire de Lincoln s’expliquait en partie par d’habiles manœuvres, en partie par des convictions républicaines plus Acceptables que Radicales : il ne prônait pas la fin de l’esclavage à tout prix mais plutôt sa non-extension vers l’ouest et les nouveaux états de l’Union qui s’y formaient. L’idée étant que la pratique de l’esclavage vivrait ainsi une lente mais certaine disparition.
Acceptable pour les Républicains, absolument pas pour les Démocrates.

Trop peu de personnes étaient satisfaites du statu quo et l’opinion publique était tiraillée entre deux positions irréconciliables.
La tension crût, le fort Sumter fut bombardé le 12 avril 1861, et inévitablement, le tiraillement se transforma en conflit armé.

À ce moment précis comme au cœur des combats en 1862, année de la citation plus haut, la priorité de Lincoln était d’éviter la désagrégation de l’Union, car la guerre avait plutôt mal démarré pour le Nord. Cependant, comme chacun sait, la balance finit par pencher en faveur de l’Union, et à mesure que cela s’opérait, la position de Lincoln changeait. Mais, et c’est important à noter, davantage pour des questions de tactique que pour des questions de morale.
Meilleure illustration : le 1er janvier 1863, la Déclaration d’Émancipation libérait les esclaves, mais seulement dans les États sécessionnistes. Pas, par exemple, dans les États loyaux à l’Union dont la constitution n’avait pas encore changé à ce sujet.

L’idée : l’armée de l’Union s’était interdite le labeur gratuit d’esclaves, l’armée Sudiste, non. Ainsi, si les esclaves du Sud, se sachant libres si l’Union gagnait, se révoltaient contre leurs maîtres, cela assénerait un coup fatal aux armées du président sudiste Jefferson Davis (10). Et pour les États loyaux à l’Union qui maintenaient l’esclavage, on verrait bien plus tard.
Avancée modeste pour les principaux intéressés ou pas, la Fenêtre d’Overton s’était significativement déplacée en très peu de temps :

Évidemment, ce déplacement n’était possible que dans une Union amputée de la part de son opinion publique qui aurait été vent debout contre la décision d’émancipation. Mais l’hypothèse était qu’à la réunification, les vaincus accepteraient les termes des vainqueurs, et une Fenêtre remplacerait l’autre.
C’est effectivement ce qui s’est passé, mais pas sans la mort d’à peu près 2% de la population, et pas sans que le sujet de la justice sociale reste affreusement complexe. D’ailleurs, si à la fin de la guerre Lincoln a basculé en faveur d’une abolition complète de l’esclavage, il n’a jamais été de l’avis que noirs et blancs étaient égaux. Pour lui comme pour la majorité des américains de l’époque, l’idée restait Radical, voire Impensable (11).
👉 Troisième hypothèse sur les idées extrêmes : une idée aujourd’hui jugée Impensable ou Radicale peut avoir été Acceptable, Raisonnable, même Populaire dans le passé. Et inversement. 👈
Avec un regard contemporain, on peut vouloir arguer qu’Abraham Lincoln était un héros imparfait. Ou même pas un héros du tout. Mais on peut aussi sortir confus de toute cette histoire… : les pro-justice sociale, c’est pas supposé être les Démocrates ?
Parce qu’en 2024 aux États-Unis, une figure politique avec des casseroles de type “Ku Klux Klan” à son actif sera beaucoup plus probablement Républicaine que Démocrate. Et en 2024 aux États-Unis, un Républicain se décrira plutôt comme de “droite”, là où un Démocrate se décrira plutôt comme de “gauche” (avec peut-être plus de réserves qu’un Européen).
Ce qui veut dire, sans surprise, que les systèmes d’idées, eux aussi, évoluent dans le temps.
Qu’est-ce qu’un système d’idées extrême ?
Parler de Démocrates vs. Républicains, de gauche vs. droite, nous semble parfaitement banal et usuel aujourd’hui, mais ces clivages politiques sont l’héritage de plusieurs siècles d’histoire des idées.
On trouve par exemple les premières traces de gauche vs. droite dans l’Angleterre de 1672. En France, on assigne son origine aux débats de la première Assemblée Nationale, d’août à septembre 1789. Il s’agissait à l’époque de statuer sur le maintien des pouvoirs du roi : ceux qui y étaient favorables s’étaient placés à la droite du président de l’assemblée, et ceux partisans d’une limitation, à sa gauche.
Louis-Henri-Charles de Gauville, député de la noblesse, décrivait de façon plutôt pratico-pratique la situation (12) :
Le 29 [août], nous commencions à nous reconnaître : ceux qui étaient attachés à leur religion et au roi s’étaient cantonnés à la droite du président, afin d’éviter les cris, les propos, et les indécences qui se passaient dans la partie opposée.

235 ans plus tard, outre que l’on n’entend plus de cris ou d’indécences à l’Assemblée Nationale (mais si, mais si), il n’est plus question de se positionner par rapport au pouvoir du monarque, mais d’exprimer une vision de l’organisation de la cité (au sens grec du pólis contenu dans “politique”) à partir de principes philosophiques complémentaires.
La complémentarité de la gauche et de la droite
La gauche prône le progressisme et le changement social, là où la droite est en faveur du conservatisme et des traditions.
Wikipedia — “Gauche et droite (politique)”
Traduction : pour les gens de gauche, les idées deviennent contestables lorsqu’elles bloquent le changement, ou qu’elles reviennent sur des changements que l’on pensait acquis. Pour les gens de droite, les idées deviennent contestables lorsqu’elles bousculent trop et trop vite l’ordre établi, voire naturel.
Par exemple :
- En 2022 aux États-Unis, la décision de la Cour Suprême de révoquer la décision Roe v. Wade de 1973 concernant le droit à l’avortement, pour la dévoluer à la place aux États, a été contestée par les Démocrates et considérée comme une atteinte grave à la liberté des femmes et à l’égalité de traitement des sexes.
- Aux États-Unis et ailleurs, le mouvement Woke (auto-identifié, étiqueté ou fantasmé comme tel) est entre autres contesté par la droite conservatrice, pour qui la remise en cause de l’identité de genre, des paramètres du mariage ou des dynamiques de pouvoir raciales délite l’identité et donc la cohésion nationale.
On s’imagine assez facilement à partir de là ce que pourrait penser quelqu’un de gauche comme quelqu’un de droite au sujet de toute une panoplie de débats contemporains : identité nationale, place de la religion, relations & rôles femmes-hommes, ordre et sécurité, justice, fiscalité, place & poids de la puissance publique, liberté d’entreprendre, …
Mais pour pouvoir être progressiste ou conservateur sur un sujet donné, il faut bien qu’à un moment ou un autre dans l’histoire des idées, les raisonnements se soient fondés sur des principes premiers, pas juste des réactions “pour” et “contre” l’état de fait du moment…
Continuons de mettre à profit Wikipedia :
La gauche cherche à produire une société plus égalitaire, que cette égalité soit économique, politique, ou sociale. La droite va plutôt privilégier la hiérarchie et le mérite.
Wikipedia — “Gauche et droite (politique)”
Et complétons avec une source qui ne manquera pas de faire l’unanimité parmi mes lecteurs :
Indubitablement, on se retrouve là avec des principes que l’on peut qualifier de premiers : le choix de plus ou moins de liberté, et le choix complémentaire de plus ou moins d’égalité.
Que l’on retrouve, heureuse coïncidence, dans l’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 :
Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.
Article premier dont le “libre et égaux” pourrait suggérer que les citoyens bénéficient autant de l’un que de l’autre… mais comme progressisme et conservatisme, on ne peut pas être et avoir tout l’un et tout l’autre.
Pour s’en convaincre, raisonnons dans l’absolu : mettons que j’habite un monde sans frontières, à l’espace et aux ressources infinies ; si mon voisin décide de s’accaparer plus de ressources et d’espace que moi, en se décrétant supérieur, plus méritant ou plus nécessiteux, je peux toujours partir ailleurs si je ne suis pas d’accord, et j’y trouverai tout autant d’espace et de ressources à disposition. Dans ce scénario, nous sommes tous les deux infiniment libres et infiniment égaux (du moins, matériellement).
C’était à peu près le principe du Far West, d’ailleurs : à l’ouest, un espace toujours infini de ressources et de liberté (et, point de détail, d’autres humains dont il importait peu de savoir s’ils étaient d’accord).
Mais, comme chacun sait, nous ne vivons plus dans le Far West mais dans un monde fini, aux ressources finies, avec des frontières bien tracées. Donc, si je ne suis pas d’accord avec la répartition de l’espace et des ressources entre mon voisin et moi, il n’est pas évident de m’enfuir pour faire comme je veux ailleurs. Il va bien falloir que nous nous organisions.
Si nous choisissons l’égalité parfaite, nous nous attribuons à chacun la même part de ressources et d’espace. Et choisir moins d’égalité, ce serait par exemple décider que l’un mérite plus de ressources que l’autre ou alors que l’un a besoin de plus de ressources que l’autre (et on parle alors respectivement de méritocratie et d’équité).
Si nous choisissons la liberté parfaite, nous permettons à chacun de prendre ce qu’il veut et / ou peut. Et si l’un veut la même chose que l’autre, alors c’est le plus fort, ou le plus intelligent, ou le plus besogneux, qui l’emporte. À l’inverse, si nous choisissons moins de liberté, nous allons créer des règles pour que les ressources et l’espace ne soient pas accaparés mais distribués, introduisant de fait plus d’égalité.
Ce que l’on pourrait traduire de la façon suivante :

L’hypothèse est ici que l’on trouve sur la Ligne du Parfait Compromis la somme agrégée maximale de liberté et d’égalité. Plus en haut et/ou plus à droite, nous aurions besoin de plus d’espace et plus de ressources que ce dont nous disposons, et de frontières flexibles : pas possible, donc.
Mais il serait à l’inverse possible de faire des choix qui nous amènent sous la Ligne du Parfait Compromis.
Par exemple, si nous décidions que les hommes mariés ont besoin de l’autorisation de leur femme pour ouvrir un compte en banque et pour voter. Les femmes resteraient au même niveau de liberté et d’égalité entre elles, les hommes aussi, mais maintenant les hommes seraient moins libres et égaux que les femmes, et donc le couple (liberté, égalité) agrégé de la population se retrouverait bien sous la Ligne du Parfait Compromis.
Ce qui, dans l’absolu, ne serait pas ouf (pas vrai ?).
Et nous amènerait à compléter notre graphique comme suit :

Un peu comme les modèles d’économistes qui ne traduisent jamais vraiment la réalité du monde, on se retrouve ici avec quelque chose de réducteur. Mais, comme tout bon modèle d’économiste, il nous permet quand même de mettre un peu d’ordre dans nos idées.
Profitons-en pour l’appliquer à la vie réelle.
Gauche , Droite et compromis Liberté — Égalité
Comme nous l’a rappelé Emmanuel Macron, la Gauche est une famille politique qui a pour valeur cardinale l’égalité, au point d’accepter d’en devenir moins libres. Et la Droite, une famille politique qui a pour valeur cardinale la liberté, quitte à ce qu’on en devienne un peu moins égaux.
Il n’est donc pas absurde de se servir de notre Ligne du Parfait Compromis comme nuancier Gauche — Droite (13) :

En lisant tout cela, imaginons que pour des libertariens, le Communisme soit rempli d’idées Impensables, et inversement pour les communistes… suffit-il alors de dire que le Communisme et le Libertarianisme sont extrêmes et que ce qui se trouve entre les deux ne l’est pas ?
Ce serait vrai au pur sens de la Fenêtre d’Overton si par exemple l’Assemblée Nationale (étant représentative du peuple) était composée, mettons, de 50% de Communistes, 30% de Socialistes, 20% de Centristes, 9% de Libéraux et 1% de Libertariens. Statistiquement, le Libertarianisme serait tout au bout de la distribution des idées et on le rangerait alors sans trop d’attermoiements dans la case du Radical, voire de l’Impensable.
Mais cela signifie aussi qu’entre la veille et le lendemain d’une élection, la définition de l’extrême pourrait changer du tout au tout. Ce qui serait certes le reflet d’une évolution de l’opinion publique sur une période plus longue, mais nous enfermerait dans un relativisme plutôt déplaisant : la notion d’extrême ne dépendrait que des équilibres politiques du moment. Pensez par exemple à la fameuse dynamique de “dédiabolisation”.
Potentielle solution pour s’en sortir : ce qui est censé survivre au va-et-vient incessant des majorités politiques, ce sont les lois, et encore plus, la constitution. Peut-être que notre arbitre, c’est donc le droit…
Coïncidence heureuse, la séquence politique française de l’été 2024 nous donne un exemple concret pour tester cette hypothèse.
Les législatives de 2024, le RN et le Conseil d’État

Tout est parti d’une décision du Conseil d’État, soit la plus haute instance juridique du pays (à ne pas confondre avec le Conseil Constitutionnel), nommée par le politique mais qui formule ses avis en toute indépendance. Il est donc tentant d’en faire l’arbitre de qui est extrême, et qui ne l’est pas. D’où les titres presse et réseaux sociaux plus haut.
Mais ça n’est pas si simple.
Reprenons pour ça les événements dans l’ordre :
- Pour contexte, un décret du 9 décembre 2014 indique que pour chaque candidat(e) à une élection, l’information de son “groupe politique de rattachement” est enregistrée au moment du dépôt de dossier de candidature.
- Le 16 août 2023, à l’occasion des élections sénatoriales et comme à chaque élection nationale depuis 2014 (14), le ministère de l’intérieur et des outre-mer émettait une circulaire d’ “attribution des nuances aux candidats”, signée de la main du ministre (Gérald Darmanin, en l’occurrence). Ces nuances sont établies à partir des groupes politiques de rattachement, comme ça les électeurs savent pour qui et pour quoi ils votent.
- En annexe de la circulaire d’août 2023, une grille qui explicitait les libellés (ex : “Parti Socialiste”, “Debout la France”, “Écologistes”) et (c’est ici que tout se joue) les “blocs de clivage” : “Extrême gauche”, “Gauche”, “Autres”, “Centre”, “Droite”, “Extrême droite”. Dans cette grille, LFI et le PCF étaient rangés dans le bloc “Gauche”, et pas “Extrême Gauche”, là où le Rassemblement National (et “Reconquête !”) étaient rangés dans le bloc “Extrême droite”, et pas “Droite”.
- Le 18 septembre 2023, l’association Rassemblement National formule une requête auprès du Conseil d’État, arguant notamment 1/ qu’en procédant ainsi, le ministère de l’intérieur était fautif d’un “excès de pouvoir” et 2/ qu’il incombait au ministre de sortir le Rassemblement National du bloc “Extrême Droite” (NDLR : mais pas “Reconquête !”, évidemment) afin de respecter le principe de sincérité du scrutin.
- Le 11 mars 2024, la réponse du Conseil d’État tombe : la deuxième chambre rejette la requête de l’association Rassemblement National, en précisant notamment que le ministre peut tout à fait, au titre de ses pouvoirs, “établir une grille des nuances politiques et prévoir leur regroupement dans des blocs de clivage”, et que la catégorisation du RN dans le bloc “Extrême droite” n’est “pas entachée d’aucune erreur manifeste d’appréciation”.
Donc : contrairement à ce qu’affirmaient de nombreux tweets et titres de presse, le Conseil d’État n’a rien classé. Il s’est contenté de confirmer qu’il relevait bien de la compétence du ministère de l’intérieur de catégoriser, guidé par son appréciation, les partis politiques français selon des “blocs de clivage” au moment des élections.
Compétence que le ministère et le ministre peuvent choisir d’exercer, ou non. Car, fait intéressant : la circulaire du 11 juin 2024, qui préparait les législatives anticipées, comportait toujours en annexe les libellés, mais pas le nuancier de clivage.

Fait qui peut nous amener à conclure que le ministre et le ministère de l’intérieur ont alors jugé que même si le Conseil d’État leur avait donné raison, l’utilisation d’un nuancier de clivage était tout de même un risque pour la sincérité du scrutin. Le choix du principe de précaution.
Ou alors que, par calcul politique, en juin 2024 il était beaucoup moins intéressant pour Gérald Darmanin (et la majorité présidentielle) d’appliquer le nuancier, car à ce moment-là et à leurs yeux, l’adversaire était le NFP et LFI, davantage que le RN.
Ou enfin, option 3, que c’était trop d’emmerdes pour pas grand chose. Sachant que la circulaire relative aux municipales de 2020 avait elle aussi été challengée. Et parce que, dans le fond, combien connaissez-vous d’électeurs indécis qui consultent Légifrance ?
Je vous laisse choisir la réponse qui vous va le mieux et reviens plutôt sur la tentation de départ : il y a dans le travail du juge une part d’interprétation, mais le droit est avant tout un outil qui ne fait référence qu’à lui-même. S’il ne contient pas de définition de l’extrême, le juge ne statuera pas sur le sujet. Autrement dit et pour citer le média Le Club des Juristes au moment des faits :
“En réalité, le RN est d’extrême droite parce que l’histoire l’enseigne, pas parce qu’un juge l’aurait décidé.”
Ce qui est peut-être une bonne chose, d’une part car les idées évoluent toujours beaucoup plus vite que le droit, signifiant qu’une définition juridique de l’extrême pourrait être perpétuellement en retard par rapport aux faits. Et d’autre part, car au regard de l’histoire :
- Le droit de vote des femmes a été conquis grâce aux actions alors illégales de mouvements tels que les Suffragettes. De même que la désobéissance civile de Gandhi et son appel à l’indépendance de l’Inde. De même que les droits civiques aux États-Unis. Pourtant, aujourd’hui nous ne rangeons ni les Suffragettes, ni Gandhi, ni Martin Luther-King dans la case “extrême”.
- Les Nazis ont conquis le pouvoir de façon légale, en remportant une élection. Leurs actions à partir de 1933 étaient également (pour la plupart) légales au sens du droit national allemand, puisqu’ils l’avaient modifié en ce sens. Cependant, il ne plane pas de doute sur le fait que l’histoire les range dans la case “extrême”. Et c’est d’ailleurs en 1945, “sur-mesure” pour le procès de Nuremberg, qu’ont été créées les notions de crime contre l’humanité et de crime contre la paix. Qui , notons-le, qualifient des actes, mais pas des idées.
👉 Première hypothèse sur les systèmes d’idées extrêmes : le droit est un outil pour catégoriser et juger des actes extrêmes, mais il n’est pas conçu pour catégoriser des idées extrêmes. Le juge n’est donc pas l’arbitre des systèmes d’idées extrêmes. 👈
Évidemment, idées et actes ne sont jamais purement distincts, et tout l’intérêt de trouver des outils pour catégoriser les idées extrêmes est de prévenir leur transformation en actes extrêmes.
Mais notre exploration des idées nous a pour l’instant laissés avec un goût de relativisme, où celles-ci sont jugées à l’aune de leur prévalence statistique. Ce qui est assez peu satisfaisant.
Nous avons besoin de principes premiers supplémentaires, à superposer à ceux qui fondent le compromis gauche — droite, car l’histoire nous a montré que les idées extrêmes pouvaient naître à gauche comme à droite. Ces principes doivent nous aider à analyser comment sont pensées et mises en œuvre les scissions entre celles et ceux qui, dans la cité, sont libres et égaux, et celles et ceux qui le sont moins, ou pas.
J’imagine deux dynamiques à l’œuvre :
- La tension Inclusion — Exclusion
- La tension Dialogue — Violence
Première tension des systèmes d’idées : Inclusion vs. Exclusion
Revenons en France et au jour présent : il n’est pas légal de discriminer à l’emploi en fonction de la nationalité, mais il est légal pour Marine le Pen de proposer d’inscrire la priorité nationale dans la Constitution, comme elle l’a fait en 2021.
Légal mais futile si la proposition n’est pas compatible avec la Constitution dans son état actuel. Légal et possible si la Constitution est préalablement modifiée dans le “bon” sens.
Et cette proposition traduit une réflexion de type : “les citoyens légitimes de notre pays vivent dans un compromis entre liberté et égalité, et il nous semble important que ceux que nous ne considérons pas comme des citoyens légitimes, ou comme des citoyens moins légitimes, soient chez nous un peu moins libres, et un peu moins égaux”.
Grand classique de l’histoire.
Si l’on repense aux Suffragettes : elles considéraient que le compromis liberté — égalité des femmes n’était pas le même que celui des hommes et se trouvait très clairement dans la Zone du “Pas Ouf”, plutôt qu’autre part sur la Ligne du Parfait Compromis et qu’elles étaient donc délégitimées comme citoyennes.
Les hommes, pour leur part (ou au minimum, les hommes auxquels l’électorat, composé intégralement d’hommes, avait conféré le pouvoir législatif), ne voyaient pas trop le problème, et avaient plutôt en tête de conserver leurs privilèges par rapport aux femmes.

Ce qui nous donne un compromis liberté — égalité agrégé bien installé dans la zone du “Pas Ouf”, lui aussi :

Autre exemple historique : les Grecs. Les Athéniens ont certes inventé la démocratie, mais le système ne tenait absolument pas sans l’esclavage.
En prenant la population d’esclaves isolément, on pourrait malgré tout vouloir les placer sur la Ligne du Parfait Compromis, car entre eux, le compromis liberté — égalité s’appliquait de la même façon :

Mais ce serait quand même un peu gros d’arguer que les esclaves étaient des communistes qui s’ignoraient.
La réalité ressemblait plutôt à ça :

Et d’autres populations encore vivaient dans la zone du “Pas Ouf”, exclus par les citoyens au sommet de la hiérarchie sociale. Les barbares, par exemple. Du latin barbarus, lui-même emprunté du grec barbarós, signifiant tout bêtement : “étranger par rapport aux Grecs ou aux Romains”. Leur compromis liberté — égalité était un peu moins “pas ouf” que celui des esclaves, pour peu qu’on les laisse séjourner dans la cité, mais quand même pas ouf comparé à celui des citoyens qui était, lui, parfait.
Cette volonté de hiérarchisation des populations met pour moi le doigt sur une première tendance objective à attribuer aux extrêmes : la dynamique d’exclusion, par opposition à celle d’inclusion.

On se souvient de la définition gauche — droite de Wikipedia, qui attribuait à la droite la recherche d’une hiérarchie basée sur le mérite. Et de l’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, qui précisait que “Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune”. Grand progrès par rapport à une société fondée sur trois ordres héréditaires et pas égaux du tout, mais légitimation d’une (nouvelle) forme de hiérarchie quand même.
Donc, à mon sens :
- La propension à créer des hiérarchies et des distinctions, lorsqu’elle instaure des compromis liberté — égalité différenciés, est un ingrédient de l’extrême. On est en droit de le penser parce que l’histoire est remplie de systèmes d’idées extrêmes qui ont fait exactement ça, mais :
- Ça ne peut pas être le seul ingrédient, car avec un peu de recul, ça nous paraît quand même contre-intuitif de déclarer les athéniens ou les britanniques du début du 20ème siècle “extrêmes”, surtout en comparaison à un certain nombre de leurs contemporains, cependant :
- Les idées extrêmes ne naissent pas dans un bocal, elles se pensent et se développent à l’intérieur d’autres systèmes d’idées qui ne le sont pas, ou moins, ou pas encore. Tout système d’idées possède donc en lui-même les ferments de son extrême, à commencer par la tendance très humaine à créer des groupes d’appartenance.
👉 Deuxième hypothèse au sujet des systèmes d’idées extrêmes : la volonté d’exclure plutôt qu’inclure, en réservant le compromis liberté — égalité parfait à une sous-partie de la population, est une première caractéristique objective, plutôt que relative, mais incomplète 👈
Personne n’aime être exclu.
L’opposé, l’inclusion, le besoin d’appartenir, est un besoin parfaitement maslowien. Mais il peut très bien se développer au prix d’exclusion ailleurs… Vouloir le meilleur pour mon groupe d’appartenance peut vite me mener à voir les autres comme concurrents, comme dangereux. Car après tout, nous vivons dans un monde fini aux ressources et à l’espace fini… tous les besoins maslowiens n’y sont peut-être pas compatibles.
Et si c’est le cas et que je n’y fais rien, je vais peut-être me retrouver forcé d’accepter de dissoudre la perfection du compromis liberté — égalité de mon groupe d’appartenance dans celle des autres. Ce que j’ai moyennement envie de faire, et qui part d’un instinct plutôt animal, de protection, de survie.
Mais les humains se distinguent tout de même du règne animal non-humain par leur capacité à penser différents choix, qui mobilisent différemment leurs corps et leurs idées : face à la peur de la dégradation de nos compromis liberté — égalité respectifs, nous pouvons choisir de nous affronter, mais nous pouvons aussi choisir de nous entendre.
Deuxième tension des systèmes d’idées : Dialogue vs. Violence
Des hommes en chemise brune qui tabassent des communistes, des hommes au brassard rouge qui torturent des juifs, des slaves, des homosexuels, des noirs, des roms, des résistants, des hommes barbus qui lapident des femmes voilées, des hommes au crâne rasé qui intimident des journalistes… on se fait une idée assez intuitive du lien entre violence et extrême (15).
La violence, de façon plutôt universelle, c’est l’échec du dialogue.

Mais comme le spectre inclusion — exclusion, le spectre dialogue — violence n’est pas du tout binaire. Par exemple, l’intimidation, ça n’est que des mots, mais on la range volontiers dans la case “violence”. Quant à la violence physique, elle n’est pas l’exclusivité de l’extrême : dans un état de droit, l’État, selon la pensée de Thomas Hobbes, possède le monopole de la violence légitime, et c’est ce qui permet d’éviter l’utilisation illégitime de la violence à l’échelle individuelle. Voire même, d’éviter tout débat sur la possibilité même d’une légitimité de la violence à l’échelle individuelle. Mais si l’État n’exerce jamais son monopole sur la violence, les citoyens vont peut-être extrapoler qu’il ne s’en servira jamais… et se permettront donc de se le réapproprier.
Bref, la violence, c’est pas simple.
Mais ça n’est pas tant l’existence de la violence ou de sa possibilité en soi qui caractérise l’extrême, que la façon dont celles-ci sont maniées, et par qui, pour influencer le compromis liberté — égalité, et le fait qu’il s’applique de façon différenciée ou universelle.

En bas à gauche : c’est a priori ce qu’on appelle une démocratie.
En haut à gauche : ce qui me vient de plus proche, c’est l’anarchisme. Dont on n’a jamais pu analyser la mise en œuvre sur un temps long. La Commune, par exemple, n’a duré que 72 jours, avant que le monopole de la violence légitime de l’État n’intervienne. Idem pour Barcelone en pleine révolution, avant la victoire des fascistes.
En bas à droite : plus compliqué… les sectes, peut-être ? Où la violence peut être davantage morale que physique. Il y a des des documentaires Netflix très intéressants là-dessus (Scientologie, Raël, Osho, …), que je vous laisse regarder pour vous faire votre avis.
En haut à droite : a priori, pas doute, il s’agit de l’extrême. Mais la nature du compromis liberté — égalité visé, la façon de définir les groupes inclus et les groupes exclus, et l’intensité de la violence employée pour mettre tout cela en œuvre, suppose forcément une forme de gradation… et fera émerger une question pas facile : est-ce qu’on ne doit qualifier que le pire d’extrême, ou alors y a-t-il des extrêmes, avec certains pires que d’autres…?
Nous allons tenter de conclure notre premier article là-dessus.
👉 Troisième hypothèse au sujet des systèmes d’idées extrêmes : l’utilisation de la violence plutôt que du dialogue, au service d’une construction d’exclusions, complète notre tentative d’aboutir à une définition à peu près objective 👈
Apprendre des systèmes d’idées extrêmes de l’histoire
Ça fait plus de 8000 mots que vous me lisez, sans que je n’aie écrit une seule fois les “mots qui fâchent”, que l’on entend pêle-mêle dans tous les débats qui s’enveniment : fascisme, populisme, dictature…
Mais au cours des derniers 8000 mots, nous avons posé quelques bases intellectuelles qui mettent de l’ordre dans nos idées et donnent suffisamment de contexte à ces termes qui fâchent.
Si j’ai bien fait le job, tous les “-ismes” si insatiablement jetés au milieu des arènes rhétoriques contemporaines (de la section commentaires du Figaro aux bancs de l’Assemblée Nationale) devraient pouvoir se ranger à peu près proprement sur mon graphique :

Et pour ce faire, nous allons nous servir des écrits de penseurs et penseuses modernes qui ont particulièrement bien analysé l’histoire.
Mais avant de nous lancer, je vais d’abord écarter un mot de cet exercice, qui n’est d’ailleurs pas un “-isme” : la dictature.
En Rome antique, la dictature était un état de la République où un magistrat se voyait transférer temporairement et légalement les pleins pouvoirs. De nombreuses dictatures ont existé et existent depuis la Rome antique, restant plus ou moins fidèles aux idées d’un transfert de pouvoir “temporaire” et / ou “légal”. Nonobstant, la dictature est une modalité de l’exercice du pouvoir, son existence ne dit rien de la façon dont le dictateur ou la dictatrice va l’exercer, ni des finalités visées.
D’ailleurs, sous la 5ème République Française, l’article 16 de la Constitution autorise le président, après consultation, à exercer des “pouvoirs exceptionnels” au cas où “les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu”.
Revenons à notre exploration historique et commençons par l’homme dont les romans méritent l’invention d’un point Godwin bis tant ils sont cités dans tous les débats sur les extrêmes : George Orwell.

C’est sa prose non-romanesque qui va nous intéresser ici. J’en ai personnellement trois en stock sur notre sujet. En 1938, après une expérience particulièrement édifiante autant dans les tranchées qu’à l’arrière de la révolution espagnole, il publie “Hommage à la Catalogne”. En 1941, un essai intitulé “Fascisme et Démocratie”. En mai 1945, ses “Notes sur le Nationalisme” (16), dans lesquelles il écrit :
Par nationalisme j’entends d’abord l’habitude de présumer que les êtres humains peuvent être catégorisés comme l’on catégorise des insectes, et que des blocs entiers de millions ou dizaines de millions de personnes peuvent en toute confiance se voir apposer l’étiquette de “bon” ou “mauvais”. Mais j’entends ensuite — et là repose le cœur du sujet — l’habitude pour un individu de s’identifier à une unique nation ou autre entité, plaçant les intérêts de celle-ci au-delà du bien et du mal, et ne se reconnaissant aucun autre devoir que de les renforcer.
Par patriotisme j’entends la dévotion à un lieu ou mode de vie particulier, que l’individu perçoit comme étant le meilleur au monde, sans pour autant vouloir l’imposer aux autres.
Le patriotisme est par nature défensif, tant militairement que culturellement. Le nationalisme, bien au contraire, est inséparable du désir de pouvoir. Le leitmotiv de tout nationaliste est d’obtenir plus de pouvoir et plus de prestige, non pas pour lui-même mais pour la nation ou autre entité dans laquelle il a choisi de fondre son identité.
George Orwell, “Notes on Nationalism” (mai 1945)
Centrale à ces deux définitions, l’invocation de la morale, dans toute sa subjectivité, par laquelle le nationaliste, à la différence du patriote, s’approprie le bien, pour désigner le mal.
Au sens orwellien, le nationalisme va donc clairement un cran plus loin que le patriotisme tout en interrogeant, à mon sens, la porosité entre les deux systèmes d’idées : si je suis patriote et que mon pays est envahi, l’instinct de survie de mes compatriotes et moi-même, notre besoin de légitimer la violence à laquelle nous sommes contraints pour nous défendre, peut-il faire autrement que nous glisser vers le nationalisme ?
Sans avoir de réponse tranchée, on l’a vu avec la Guerre de Sécession : les conflits armés sont un électrochoc à Fenêtre d’Overton.
Ensuite, ces deux définitions ont d’intéressant qu’elles sont apartisanes : l’on peut désirer le pouvoir en étant de droite comme de gauche (comme du centre), tout autant que l’on peut être chauvin de droite comme chauvin de gauche (comme chauvin centriste).
Ce qui colle donc bien à la façon dont nous avons construit notre outil d’analyse des systèmes d’idées :

Et à ces deux définitions je vais ajouter l’éclairage d’Anne Applebaum sur l’autoritarisme dans “Twilight of Democracy” (2020) :
L’autoritarisme appelle, assez simplement, les esprits qui ne peuvent pas tolérer la complexité, et on ne trouve rien de “gauche” ou de “droite” à la racine de cet instinct. Il est anti-pluraliste. Il caractérise la méfiance envers les personnes dont les idées diffèrent des nôtres. Il est allergique aux grands débats d’idées. Que ceux qui portent cet instinct dérivent leurs idées politiques du marxisme ou du nationalisme n’y change rien. C’est un état d’esprit, pas un corpus d’idées.
Pas un système d’idées mais un état d’esprit (en notant qu’implicitement pour Applebaum, le nationalisme serait, contrairement à l’analyse d’Orwell, partisan de droite) avec une caractéristique, l’anti-pluralisme, qui agit comme une charnière vers notre “-isme” suivant : le populisme.

Beaucoup moins connu que George Orwell, Jan-Werner Müller et son (court et très bien écrit) bouquin “What is Populism?” ont été un de mes premiers éclairages sur le sujet de l’extrême après la claque de l’élection de Trump en 2016.
Il est utile de s’attarder un minium sur les définitions qu’il propose, car en étudiant de près le Rassemblement National en France, Fidesz en Hongrie, le PiS (“Loi et Justice”) en Pologne, Cinque Strelle en Italie (avant que Fratelli d’Italia lui prenne les devants) ou Donald Trump aux États-Unis, il propose un canevas particulièrement complet pour penser ce que nous vivons, nous, Français et Européens, en ce moment-même.
Selon Jan-Werner Müller, le populisme se reconnaît ainsi :
“une imagination moraliste de la politique, une façon de percevoir le monde où un peuple moralement pur et pleinement unifié (mais au bout du compte, complètement fictif) s’oppose aux élites jugées corrompues ou d’une façon ou d’une autre moralement inférieures.
C’est une condition nécessaire mais insuffisante du populisme d’être critique des élites, car en plus d’être anti-élitistes, les populistes sont toujours anti-pluralistes : ils arguent qu’eux et eux seuls représentent le peuple.
Au cœur de l’argumentaire populiste, le sous-entendu que, par construction et puisque le parti populiste représente le peuple, ne pas le soutenir, c’est ne pas appartenir à ce peuple et ne pas représenter sa volonté.”
Jan-Werner Müller, “What is Populism?” (2016)
Puisque plusieurs mouvements autour de nous, répondant à cette définition, sont au pouvoir ou activement en train d’essayer de le conquérir, il est assez aisé pour JWM de caractériser un populisme de gouvernement :
- La capture de l’appareil d’État, en plaçant à des postes de la fonction publique supposés être apartisans des soutiens loyaux, y compris dans l’appareil médiatique, en y faisant la purge des journalistes d’opposition au nom de la neutralité médiatique.
- La corruption et le clientélisme de masse, justifiés sur des bases morales et accompagnés de modifications discriminantes du droit, légitimées par la volonté de ne plus protéger que celles et ceux qui méritent de l’être. Et il est illusoire pour l’opposition d’espérer faire tomber les populistes en exposant cette corruption : elle sera systématiquement justifiée comme dans l’intérêt du peuple (le vrai), comme une croisade contre la bureaucratie partisane de l’ancien système.
- Des efforts systématiques d’intimidation et de soumission de la société civile, en étouffant juridiquement et financièrement la sphère associative critique du pouvoir, qui pourrait sinon poser le risque de se légitimer comme une autre voix du peuple.
Malgré tout cela, ce que le populisme ne fera pas, c’est d’essayer de supprimer toute apparence de démocratie. Au contraire, cette apparence légitime son pouvoir, achète sa crédibilité sur la scène internationale, et évite l’effort fastidieux de déconstruire toutes les institutions plutôt que de les coopter.
Et c’est là une différence majeure avec le fascisme.

Ici, je n’ai pas d’auteur(e) particulier(e) à citer (tant de livres à lire dans une vie… si peu de temps), donc je vais me contenter de mettre une fois de plus Wikipedia à contribution.
Le fascisme, c’est le nationalisme plus le populisme, plus :
- L’abandon de la démocratie au profit de la dictature (qui est donc un outil, pas un système d’idées, comme nous l’avons vu), du parti unique et de l’encensement des valeurs virilistes,
- L’ultranationalisme, qui consiste à muer le sentiment de supériorité du nationalisme en impératif de conquête des nations jugées inférieures,
- Un militarisme sans lequel les velléités expansionnistes de l’ultranationalisme seraient dépourvues de moyens, et qui alimente la vision de la guerre comme source de réjuvéntaion de la nation,
- La croyance en une hiérarchie sociale naturelle (plutôt que basée sur le mérite) qui vient justifier toutes formes de discriminations, tous types de philosophies eugénistes, et tous types de génocides,
- Une économie dirigiste qui vise l’autarcie,
- Et d’autres choses encore… mais vous avez là l’essentiel.
Liste qui nous invite, je le crois, à bien envisager que si nous sommes entourés d’élans populistes, la marche à franchir pour atteindre le fascisme est haute, et la frontière populisme / fascisme moins poreuse que celle entre patriotisme et nationalisme, nationalisme et populisme.
Ce qui signifie, avec ces définitions et si l’on veut conserver le sens des mots, que l’accusation “fasciste” n’est pas à utiliser à la légère… même si en reprenant la définition du populisme point par point, on voit très bien en quoi il sert de terreau pour la “suite”.
Par exemple, à l’aune de tout ce que nous venons de dire : le trumpisme tel que nous le connaissons n’est pas un fascisme mais un populisme.
Cela n’exclut en rien que Donald Trump nourrisse des pulsions fascistes, qu’il libérera ou non en fonction de la capacité du système américain des checks and balances à tenir le coup (et le “système” ici n’est pas une construction abstraite mais la somme de décisions d’une poignée d’individus), n’exclut en rien que son programme politique soit (entre autres) un danger pour l’habitabilité de la planète, et n’amoindrit en rien l’urgence de repenser les grands équilibres géopolitiques et la façon de dialoguer avec les électeurs tentés par le populisme.
Mais le risque à laisser les accusations voler et les mots se vider de leur sens, c’est d’émousser notre capacité à percevoir et nommer les points de bascule. Difficile exercice, que celui de la vigilance alliée à la retenue, surtout quand cette alliance nage complètement à contre-courant.
Mais sans cet exercice, l’évidement de la langue, si bien mis en scène par Orwell dans “1984”, devient l’outil d’évidement de la vérité, caractéristique du régime totalitaire, “étape ultime” de l’extrême.
Invoquons pour éclairer cela et pour finir, Hannah Arendt.

“Les Origines du Totalitarisme”, publié en 1951, est une dissection par Hannah Arendt du Nazisme et du Stalinisme, précédée d’une analyse historique de l’antisémitisme et de l’impérialisme comme terreaux du totalitarisme.
Par dessus le nationalisme et le fascisme, le totalitarisme Nazi et Stalinien a transcendé la quête du pouvoir absolu pour le transformer en quête du contrôle absolu de tous les aspects de la vie quotidienne.
Ce qui s’est traduit par :
- La transformation des classes en masses
- L’utilisation de la propagande pour défendre cette transformation du monde extérieur, et de l’endoctrinement pour pérenniser son contrôle sur la masse
- L’utilisation de la terreur comme outil de purification de la masse et d’enracinement du récit du régime
Le premier point est pour Arendt la condition d’existence du totalitarisme :
“Les mouvements totalitaires sont possibles partout où l’on trouve des masses qui, pour une raison ou une autre, ont acquis le goût de l’organisation politique. Les masses ne tiennent pas par une conscience de leurs intérêts communs et elles manquent de la capacité des classes à se donner des objectifs précis, limités et atteignables. Le terme de masses ne s’applique que là où nous avons à faire à une population qui soit à cause du poids du nombre, soit par indifférence, soit par la combinaison des deux, ne peut être intégrée dans aucune organisation basée sur la communauté d’intérêts, dans aucun parti politique, organisation municipale, professionnelle ou syndicale. Elles existent potentiellement dans chaque pays et forment la majorité de ce grand nombre de personnes neutres, politiquement indifférentes, qui n’adhèrent à aucun parti et se déplacent rarement pour les élections.”
Hannah Arendt “The Origins of Totalitarianism” (1951)
La masse naît donc d’une forme de repolitisation de la sphère privée qui s’était dépolitisée par sentiment d’aliénation.
Là où le système démocratique a échoué à susciter la mobilisation populaire, le régime totalitaire le court-circuite pour électriser les masses. Il alimente la fascination pour les processions au flambeau et pour les gigantesques rassemblements humains. Il procède à “l’extinction de l’identité individuelle” au profit de l’idéologie du mouvement totalitaire, à la dissolution de la solidarité familiale. Il érige la loyauté inconditionnelle et absolue au leader comme valeur cardinale.
Chaque individu atomisé dans cette masse, en fondant complètement son destin dans celui du mouvement, crée les conditions d’une acceptation inconditionnelle de l’inacceptable :
“Partout où le régime totalitaire exerce un contrôle absolu, il remplace la propagande par l’endoctrinement et utilise la violence, pas tant pour faire peur (contrairement aux premières étapes de son ascension où l’on lui trouve encore une opposition) que pour constamment donner corps à ses doctrines idéologiques et ses mensonges pratiques.”
Hannah Arendt “Les Origines du Totalitarisme” (1951)
Et la terreur devient bel et bien le nouveau modus operandi :
“La propagande est en effet indissociable de la “guerre psychologique” ; mais la terreur va plus loin. La terreur continue d’être employée par le régime totalitaire alors même que ses objectifs psychologiques ont été atteints : la réelle horreur du procédé est qu’elle règne sur une population déjà entièrement soumise. Quand le règne de la terreur a atteint son paroxysme, comme dans les camps de concentration, la propagande disparaît entièrement ; elle était même expressément prohibée en Allemagne nazie. La propagande, en d’autres termes, est un instrument, peut-être le plus important du totalitarisme, pour gérer le monde non-totalitaire ; la terreur, au contraire, est l’essence même de sa forme de gouvernement.”
Hannah Arendt, “Les Origines du Totalitarisme” (1951)
Paradoxalement, à l’intérieur de ma représentation graphique, la transformation des masses en classes, c’est peut-être l’exclusion poussée jusqu’à sa mue finale en inclusion : une fois que tout et tout le monde a été purifié, tout et tout le monde (qui reste) fait partie du même groupe, pour lequel un nouveau compromis liberté — égalité a déjà été décidé.
Mais (heureusement) aucun régime n’a réussi à opérer cette mue.
On pense évidemment pour cela au nazisme et au stalinisme, mais aussi aux régimes de Pol-Pot et des Khmers Rouges, à la Chine Maoiste… mais pas, selon Arendt, à l’Italie mussolinienne, dont la population n’était pas assez large pour réellement former une masse.
Ce qui n’a pas empêché ce régime, comme les autres, de combiner propagande et terreur, dans une alliance totale de violence physique et morale au service d’un compromis qui ne sera jamais négocié.

Conclusion
Si on m’interpellait demain matin pour un micro-trottoir dans les rues de Paris pour me demander, à brûle pourpoint : “hé, toi là-bas, enfoui dans tes écouteurs, dis-moi, et vite : c’est quoi l’extrême en politique ?”, je répondrais peut-être quelque chose de l’ordre de :
“C’est une tendance à vouloir construire le compromis liberté — égalité des citoyens de façon exclusionnaire, en partant du principe que certains citoyens (et non-citoyens) méritent plus de liberté et d’égalité que d’autres. Comme c’est une pilule plutôt pas ouf à faire passer, la deuxième caractéristique des systèmes d’idées extrêmes est la violence physique et morale qu’ils déploient pour mettre en œuvre cette exclusion. Souvent, quand on parle d’extrêmes, on invoque les exemples de l’histoire, parce qu’on est une grande majorité, à raison, à avoir peur qu’ils se répètent. Mais il faut faire attention : plus on les invoque dans des comparaisons disproportionnées, plus leur évocation perd de puissance. L’équilibre est très dur à trouver. Et puis la grande difficulté avec l’histoire, c’est que ce qui était extrême hier peut ne plus l’être aujourd’hui, et inversement.”
Si le micro-trottoir était diffusé par Public Sénat, on m’aurait probablement laissé finir mon explication. Mais elle aurait laissé Thomas Hugues avec un regard un peu hagard.
Si c’était BFM, je me serais probablement fait couper à la fin de ma première phrase et relancer avec une citation sortie de son contexte de Marine Tondelier.
Si c’était CNews, le journaliste aurait parlé en même temps que moi donc on s’en fout un peu.
Si c’était TF1, j’aurais été coupé au montage, donc on s’en fout un peu aussi.
Mais cette projection tout à fait fictive de mon quotidien dans les rues de Paris illustre tout à fait fictivement que s’il y a bien une chose qui est difficile, c’est de parler de façon froide et dépassionnée de sujet brûlants…
Et en plus, mon micro-trottoir ne répond absolument pas à la question : “oui, bon, ok, mais quand les extrêmes s’installent on fait quoi ?”.
Mais ça tombe bien, les articles suivants sont là pour ça.
La suite de l’aventure :
Partie 2 : Qu’est-ce qui nous pousse vers l’extrême ? 👉 pour bientôt !
Partie 3 : C’est quoi notre risque à nous, en France ? 👉 pour un peu moins bientôt
Partie 4 : Et maintenant, on fait quoi ? 👉 ça arrivera juste après !
Notes
(1) Premier desquels, John Oliver et son Last Week Tonight, dont j’ai toujours apprécié la volonté d’oser traiter des sujets brûlants, mais qui à mon avis dessert parfois son propos à trop vite basculer d’une assertion grave (et fondée) à une blague potache.
(2) Définition de l’Institut Français des Relations Internationales.
(3) Note : j’ai écrit ces lignes plusieurs semaines avant le décès d’un cycliste parisien sous les roues d’un SUV et de tous les débats qui en ont découlé.
(4) Le terme employé en anglais est Policy, soit “l’état actuel des textes législatifs et réglementaires” — je ne trouve pas de traduction en un mot qui m’aille vraiment, donc “Statu quo” dans ce contexte revient à ça.
(5) Faites l’exercice chez vous aussi, tiens, qu’on se marre un peu.
(6) Deux choses ici : 1/ Overton avait spécifiquement tracé un axe vertical pour éviter d’assimiler son exercice à la représentation du clivage droite / gauche. 2/ Toute cette réflexion autour de la Fenêtre d’Overton m’est largement inspiré par le travail d’une de mes idoles de la vulgarisation philosophique dans The Story Of Us. Et je parle bien du blog de Tim Urban, pas de la chanson de Taylor Swift. Articles de blog qui ont ensuite été transformés en livre : What’s Our Problem.
(7) Si cette phrase vous donne envie de m’assassiner sur le réseau social où vous avez découvert cet article, d’une part, j’ai bien dit “hypothèse”, et d’autre part, lisez l’article jusqu’à la fin. Non mais.
(8) Pour avoir eu l’opportunité d’en discuter brièvement avec Anne Hidalgo, l’analyse était bien celle-là : des voix puissantes et menaçantes se sont érigées contre la fermeture des quais de Seine, mais at the end of the day, la bonne analyse était celle de la différence entre insistance de certaines porteurs d’opinions, et fréquence des opinions.
(9) Né des cendres des Whigs, parti historique “importé” du Royaume Uni qui s’était progressivement délité, notamment autour de la question de l’esclavage. Lincoln, avant d’être Républicain, était Whig.
(10) Pour ceux que ça intéresse (les fans des Tuniques Bleues ?), le général Robert E. Lee n’est devenu chef des armées qu’en 1865, à la fin de la guerre. Moment auquel il envisageait l’émancipation et l’armement des esclaves : la fenêtre d’Overton avait achevé son déplacement…
(11) Une lecture que je peux vous recommander pour éclairer cela : Team of Rivals la biographie du bonhomme qui a servi d’inspiration au film de 2012, qui s’appuie sur l’archive de ses nombreuses correspondances et qui est une lecture fascinante à tous points de vue.
(12) Issu des mémoires du Baron de Gauville — que je n’ai pas lues. Là-dessus, je me suis laissé guider par Wikipedia.
(13) Je me doute qu’il ne plaira pas à tout le monde, mon nuancier. D’aucuns pourraient par exemple vouloir dire que le libéralisme peut aussi être de gauche, voire qu’il est de gauche. Ou alors que d’inclure communisme sans parler de capitalisme n’a pas de sens (davantage vrai pour le marxisme, si je ne dis pas trop de conneries). Ou encore que la technocratie neutre ça n’existe pas.
(14) Note : je ne suis pas 100% sûr de moi avec cette assertion
(15) Et si vous ressentez l’envie avec cette liste de caractériser la corrélation entre violence et masculinité, lisez “Le coût de la virilité” de Lucile Peytavin.
(16) Je ne suis pas certain qu’il existe une traduction officielle. Ici, ma propre traduction.